116. APOCALYPSE
Ce que je vois me fait reculer de consternation. Je murmure un « Mon Dieu ! » Zeus semble désolé pour moi.
— Tu voulais savoir, eh bien maintenant tu sais.
Je suis abasourdi.
Zeus s’approche et me prend l’épaule. Il semble légèrement plus petit que tout à l’heure.
— Je suis désolé.
La brume s’est un peu levée, et il y a là… une montagne dont la cime se perd dans les nuages. Je croyais être au sommet et je n’étais arrivé qu’à une étape intermédiaire.
— C’est pour cela que je refusais que l’on vienne jusqu’ici, profère le roi des dieux.
Ainsi je ne suis pas au point le plus élevé de l’île d’Aeden. Zeus n’est donc pas le « Dieu Ultime ».
Il suit mon regard.
— Moi aussi je fixe tous les soirs ce pic, en face. Et je me pose la question : « Qu’y a-t-il là-haut ? »
Je reste immobile, les yeux écarquillés. Soudain, dans la masse nuageuse, apparaît comme pour nous narguer une lueur qui clignote trois fois.
— Je t’ai menti. Je n’ai pas construit l’univers, ni les animaux ni l’homme. J’ai imaginé tout ça. Même mon laboratoire n’est qu’un décor censé me faire croire à moi-même que je suis le Grand Dieu. Mais… non. Je ne suis pas le Créateur. Je ne suis que Zeus, le roi des dieux de l’Olympe. Je ne suis qu’un « 8 ». Huit, le dieu infini. Mais il y a quelque chose au-dessus de l’infini. Le « 9 ».
Il a prononcé ce chiffre avec tellement de respect que sa voix s’est légèrement cassée d’émotion.
Il se retourne vers l’autre fenêtre, ouvrant sur l’ouest.
— Je domine tout ce qui est au-dessous de « ma » montagne. Je domine les autres dieux, qui eux dominent les anges et les hommes. Je domine les élèves, qui eux gèrent des mondes. Mais au-dessus de moi il y a autre chose qui me dépasse. Je n’en connais pas la nature exacte. J’essaie de l’imaginer.
Il rétrécit encore.
Poursuivant la technique de compréhension des chiffres que m’a enseignée Edmond Wells je tente :
— 9… Une courbe d’amour en spirale comme l’ange. Mais alors que l’ange « 6 » part du ciel pour créer une boucle vers le bas, le Créateur « 9 » part de la terre pour créer une boucle d’amour vers le ciel.
Il hoche la tête, montrant ainsi qu’il a suivi le même cheminement.
— 9, c’est le chiffre de la gestation.
— Je crois que le Créateur, le 9, a conçu l’homme et les dieux à son image. Alors, pour comprendre ce que peut être le 9… j’ai multiplié les expériences, les amantes, les amants, les aventures, afin que le réel m’apprenne… qui je suis vraiment et d’où je viens. Nous en sommes tous là.
Il rapetisse encore. Maintenant il est de ma taille.
— Un jour je me suis dit : « Et s’il n’y avait rien là-haut ? » Je l’ai espéré. Tant espéré. C’est peut-être ça le pire : moi, Zeus je suis un dieu « croyant ».
— En tant que cygne, vous ne pourriez pas voler et monter là-haut ?
— Il y a un champ de force. Aucun oiseau, aucun être ne peut le passer.
À cet instant je me rends compte que j’ai pitié de Zeus. Lui, plus que tout autre, peut mesurer l’étendue de son manque. Les autres croient en Zeus. Mais lui sait qu’il n’est pas la culminance. « Plus on sait, plus on peut mesurer son ignorance. »
Il me pousse vers l’autre fenêtre, celle qui surplombe Olympie, comme pour essayer de me détacher de la vision de la montagne supérieure.
— J’ai instauré une distance entre les autres dieux et moi pour recréer mon propre mystère, égal au Sien. Moins j’apparaissais, plus je disposais d’épreuves pour préserver ma solitude, plus ils me respectaient, me vénéraient, me prêtaient des intentions. Peut-être que Lui aussi, là-haut, le 9, a agi ainsi. Installer son mystère. Ah, ça il a réussi. Depuis que je suis ici, je reste des heures et des heures à contempler cette cime.
Il attire à lui mon visage pour que je le regarde bien en face.
— Je crois en « Lui ». Je crois en un dieu au-dessus de moi.
— Mais alors le jeu d’Y ?
— C’est ça le plus paradoxal. Le gagnant risque d’être le premier et le seul à franchir le champ de force.
— Un élève pourrait accomplir quelque chose d’interdit à Zeus lui-même ?
Le roi de l’Olympe baisse les yeux.
— Un jour quelque chose est tombé de là-haut. Une bouteille avec à l’intérieur un message. C’est un de mes Cyclopes qui me l’a transmis. Il contenait des instructions. Je me souviens de chaque mot : « Organisez un jeu pour sélectionner le meilleur dieu par rapport à une problématique similaire à celle de Terre 1. Les 17 premières promotions seront des brouillons, et le gagnant de la 18e pourra passer le champ de force. »
Alors toutes les autres promotions n’ont servi à rien. Celle-ci est la seule qui importe.
— Par moments j’envie les élèves dieux. Je t’envie. Tant que tu n’es pas hors du jeu tu peux être « celui qu’on attend », tu peux être « celui qui montera là-haut » pour la première fois depuis que le monde est monde.
Il rétrécit encore, maintenant il doit mesurer quelques centimètres de moins que moi.
Il retourne à la fenêtre orientale.
— Là-haut ira l’élève gagnant… Pas les Maîtres dieux, pas même moi, Zeus. Lui seul, le Gagnant…
Il fait un geste vague.
— Si tu veux, tu peux rester ici avec moi.
Le roi des dieux essuie son front où perle une goutte de sueur.
— Pourquoi me faites-vous cette proposition ?
— Parce que je m’ennuie. Tout m’ennuie. Je suis un vieux dieu fatigué qui n’en saura jamais plus que ce qu’il sait déjà. Je me suis coulé dans toutes les formes, j’ai agi dans toutes les humanités, œil géant, lapin blanc, cygne, mais j’ai aussi pris les formes des élèves, des Maîtres dieux. J’ai tout fait. J’ai connu les déesses, les mortelles, les femmes, les hommes, les élèves dieux, les héros, les héroïnes. Ils ne m’amusent plus. Alors j’ai demandé au Sphinx de fermer la porte aux esprits étriqués. Pour que ne viennent à moi que les esprits… purs.
Il marche de long en large dans la pièce.
— Et personne n’est venu. Alors j’ai regretté que l’énigme soit si difficile. J’avais peur que plus jamais personne ne vienne ici. De rester seul à jamais. Je ne voulais pourtant pas renier mon énigme.
Il s’assoit par terre.
— Même mon musée, ses arts, ses femmes, ses ordinateurs à la longue me lassent… j’essaie encore de m’émerveiller mais je suis blasé. L’immortalité c’est long.
Il se relève, s’avance vers moi.
— L’univers n’est pas si grand. Il n’y a pas tant de gens avec lesquels on puisse discuter. Ils sont tous tellement prévisibles. Mais toi… je ne sais pas pourquoi… tu es si amusant.
— Je veux redescendre, proféré-je.
Il se place face à moi.
— Cela me ferait très plaisir que tu restes. Nous observerons les dieux et les hommes d’ici, ensemble. Tu seras comme moi un 8.
— Je veux redescendre.
Il me fixe au fond de mon âme.
— C’est ton libre arbitre. Je respecterai ton choix.
Je reste immobile, avec des millions de pensées dans ma tête qui s’entrechoquent et se contredisent.
— Si tu veux rentrer, je ferai ce que je t’ai promis. Je te fournirai une monture volante. Tu redescendras et en bas tout le monde te traitera comme s’il ne s’était rien passé.
Il parle comme à regret.
Zeus grandit et, à nouveau géant de dix mètres, se rassied sur son trône.
— Ainsi ta décision est prise, n’est-ce pas ?
— Je n’ai accompli que les quatre cinquièmes du chemin.
Première étape du chemin : le continent des morts, que j’ai atteint quand j’étais thanatonaute.
Deuxième étape : l’Empire des anges, atteint lorsque je suis sorti du cycle des réincarnations.
Troisième étape : Aeden, atteint en devenant un élève dieu.
Quatrième étape : le palais de Zeus que je viens d’atteindre.
La cinquième étape est en face de moi : faire mieux que Zeus et découvrir le point culminant d’Aeden, là d’où part cette lumière qui semble m’appeler depuis que j’ai mis les pieds sur l’île.
— Je te comprends, dit-il. À ta place je ferais pareil. Parfois, tu vois, les élèves dieux ont plus de possibilités que leurs Maîtres. Je ne connaîtrai pas le Dernier Mystère. Je vais te fournir une monture pour redescendre et tu reprendras le jeu en Olympie. Un dernier conseil : souviens-toi de qui tu es vraiment.
Alors Zeus, à peine voûté, referme les contrevents, tire le rideau pourpre et dissimule le sommet où se trouve l’Être qui le surpasse et que j’appellerai désormais le 9.
Le Créateur.
En guise d’adieu, le roi des dieux se retransforme en œil géant, celui qui m’a jadis tant impressionné et qui maintenant ne m’impressionne plus.
— Je t’envie, tu sais…, Michael Pinson.
Je ne l’écoute déjà plus.
J’ai un nouveau rêve à atteindre.